Ce carnet de voyage a été écrit par François Ruph, 
dans le cadre de sa présentation " Les anciennes routes de la soie en Chine" 
pour Les Petits Explorateurs.

Il y a quelques 5 000 ans, une personne d’une ancienne dynastie chinoise, curieuse et bonne observatrice, eut l’ingénieuse idée de dérouler le cocon dans lequel s’enfermait un ver nourri aux feuilles de mûrier pour parachever sa métamorphose en papillon. Il venait de découvrir le fil magique avec lequel les tisserands élaborèrent ces merveilleux tissus ornementés dont se couvrirent les empereurs, leurs concubines et leurs dignitaires.

Trois mille ans passèrent…

Puis sous le long règne de Han Wudi, septième empereur de la dynastie Han de Chine, le réseau de pistes qui traversait les montagnes du Pamir et du Karakoram au nord de l’Himalaya vers les steppes de l’Asie centrale, la Perse et la Méditerranée, ouvrit les échanges entre la Chine et l’Europe, entre les civilisations chinoise et romaine. De longues caravanes de centaines de chameaux se constituèrent de Chang’An, la capitale impériale, jusqu’à Constantinople, la capitale de l’Empire romain d’Orient. La route de la soie était née…

Les caravanes chargées de marchandises, pierres précieuses, porcelaines, parfums rares, épices, riches étoffes, dont la soie était la plus prisée des princes et des rois d’Europe, arpentèrent ainsi d’oasis en oasis, de caravansérails en caravansérails, pendant presque deux millénaires cet itinéraire mythique, malgré les difficultés, le brigandage et les vicissitudes des empires qui se disputèrent les territoires au long des siècles : mongols, turkmènes, chinois, tibétains et mandchous.

Avec les caravanes arrivèrent aussi les premiers moines bouddhistes, à l’aube de notre ère, qui pénétrèrent jusqu’au cœur de la Chine de Confucius. Suivirent les chrétiens nestoriens et, vers le milieu de notre ère, Gengis Khan et Tamerlan imposèrent l’Islam aux peuples d’Asie centrale jusqu’aux oasis de la route de la soie par-delà l’Himalaya.

Et puis les navigateurs portugais finirent par trouver la route des Indes en doublant le cap de Bonne espérance à la pointe de l’Afrique, et les bateaux se substituèrent aux chameaux. Le temps passa qui effaça les traces des caravanes et les vestiges d’anciennes cités…

Trois grandes dynasties se succédèrent pendant près de huit siècles, qui étendirent l’Empire de Chine de la Mandchourie au Kazakhstan, de la Mongolie à la Corée. Les ambitions françaises et britanniques en Extrême-Orient mirent fin à la dernière de ces grandes dynasties, la dynastie mandchoue des Qing. Après quelques décennies de colonisation et de turbulence, Mao-Tse-Toung établit la domination de la République populaire de Chine sur la majeure partie de l’ancien empire.

De nos jours, l’actuel président à vie Xi Jinping a de grandes ambitions pour sa nation. Les « nouvelles routes de la soie », comme on surnomme le projet pharaonique d’autoroutes, de voies ferrées, de pipelines, de télécommunications et d’aménagements portuaires, sont destinées à relier la Chine à une centaine de pays en Europe, en Afrique et en Asie.

Aujourd’hui, un train à grande vitesse relie Beijing à Xi’An, l’ancienne capitale impériale, et de là emprunte les passages mêmes de la route de la soie entre les plateaux du Tibet et de Mongolie jusqu’aux étendues désertiques du Xinjiang, « la nouvelle frontière », destination l’Europe via le Kazakhstan, la Russie et le Bélarus. La route de l’Amitié emprunte l’itinéraire sud des caravanes vers le Pakistan et le port de Gwadar sur le golfe d’Oman au travers des montagnes du Pamir et du Karakoram.

Urumqui (Ourumtsi, Urumtchi), « Belle prairie » en mongol, la capitale de la Région autonome Ouïghoure du Xinjiang, au pied du versant nord des Tian Shan, les « Montagnes célestes », la cinquième plus grande chaîne de montagnes au monde, n’a plus beaucoup à voir avec son passé. En plein boom économique grâce à sa position stratégique sur le parcours des nouvelles routes de la soie, elle est la plus grande ville de la Chine occidentale et la plus continentale au monde, 2 500 kilomètres la séparant de la mer la plus proche. S’y retrouvent mêlés les chinois Hans, les Ouïghours, des descendants des marchands arabo-persans sinophones, les Huis, et bien d’autres minorités ethniques turco-mongoles.

Kashgar (Kachgar, Kashi), « Caverne de jade », sur le versant sud des Montagnes célestes, a par contre conservé tout son charme d’antan malgré les inévitables transformations de la modernité. Ouïghoure en presque totalité, l’ancienne oasis était située à la réunion des routes qui contournaient l’immense désert de Taklamakan, le « Lieu des ruines », la « Mer de la mort ». On y échangeait les chameaux pour des yaks, plus aptes à franchir les hauts cols des Monts Pamir, tout proches. La municipalité restaure présentement ce qui reste de son ancienne ville, en partie ravagée par un séisme récent. Sa mosquée est l’une des plus grandes de Chine, capable d’accueillir jusqu’à 10 000 fidèles. Le Mausolée d’Abakh Khoja, construit au 17e siècle pour un dirigeant régional, est vénéré comme celui d’un prophète. Il abriterait aussi la sépulture de sa petite fille Iparhan, la « concubine parfumée » Xiang Fei de l’empereur Qianlong (1735-1796), sa préférée, dont la légende raconte qu’à sa mort, son cercueil fut acheminé, selon ses vœux, de Beijing à Kashgar par un cortège de 124 personnes durant un périple de trois ans et demi. Le grand marché dominical rassemble toujours les populations des pays alentour : Kazakhs, Ouzbeks, Tadjiks, Mongols, Afghans, Pakistanais, Indiens, ainsi que d’autres minorités ethniques du Xinjiang.

Les Ouïghours ont plus de liens culturels et d’appartenance avec l’ensemble des peuples Turkmènes qu’avec la Chine des Hans. D’où les velléités répétées au cours de l’histoire de se libérer de la tutelle de la Chine. Parti communiste et religions ne font pas bon ménage, mais la politique d’éradication sous Mao-Tse-Toug a fait place à une politique de tolérance sous haute surveillance. Toute revendication d’indépendance est cependant impitoyablement réprimée, surtout si elle s’exprime par des émeutes et des attentats terroristes comme ce fut le cas durant la décennie précédente.

Tout au long de la route de la soie du côté chinois, les anciennes oasis ont prospéré. À Turpan (Turfan, Tourfan), vignobles, arbres fruitiers, cultures maraîchères et serres couvrent de verdure la plaine de terre rouge, dominée par les « Montagnes de feu ». Les Karetz (puits en ouïghour), plusieurs milliers de kilomètres de canaux souterrains, creusés à la main par les générations successives au cours des siècles, acheminent les eaux de fonte des glaciers des montagnes qui l’encerclent, de la nappe phréatique aux cultures. À 135 mètres sous le niveau de la mer, la dépression de Turpan, la « Chambre des vents de la Chine », comme elle est surnommée, alimente des milliers d’éoliennes, l’ensoleillement constant, des fermes solaires et le sous-sol, des champs pétroliers. Les lignes électriques à haute tension ont envahi les plaines caillouteuses des confins du désert de Gobi et du corridor de Hexi, dans la province du Gansu, enserré entre de hautes montagnes enneigées.

Le tourisme national constitue de plus en plus la deuxième source économique des oasis. À proximité de Turpan, l’ancienne ville de garnison de Jiahoe, « Au confluent des rivières », détruite par Gengis Khan et abandonnée sous la dynastie Yuan, compte parmi les ruines les plus anciennes, les plus grandes et les mieux conservées du monde. Stratégiquement installée entre deux bras de rivière sur une île bordée de falaises de 20 à 30 mètres, la cité s’étendait le long de l’île sur un kilomètre et demi pour trois cent mètres dans sa partie la plus large. Elle comprenait, outre les habitations et les quartiers administratifs, plusieurs temples bouddhistes, une pagode et cent-un stupas. Les habitations étaient en partie sculptées dans le sol et en partie construites. À son apogée, Jiahoe aurait compté 7 000 habitants.

À Dunhuang, autrefois Shazou, « la Préfecture du sable », à l’opposé de Kashgar à l’autre bout du désert de Taklamakan, les dunes de Mingsha Shan, « la Montagne des sables qui chantent », attirent des centaines de touristes pour des balades à dos de chameau et la visite du minuscule « Lac du croissant de lune » avec son joli temple bouddhiste à l’architecture chinoise caractéristique des Ming.

À 25 kilomètres de Dunhuang, les grottes de Mogao, ou « Grottes des 1000 bouddhas », sont considérées comme la bibliothèque la plus importante de la culture orientale au monde. Au cours du temps, un millier de petits temples furent creusés à même la falaise, dont il en reste 492. L’excavation et la décoration de chacun d’eux étaient défrayées par les marchands de la route de la soie, soucieux d’assurer leur bonne fortune. Commencées en l’an 366 à l’initiative d’un moine qui aurait eu la vision des 1000 bouddhas, les grottes connurent leur apogée sous la dynastie Tang du 7e au 10e siècle. Abandonnées au 14e siècle par les Mongols convertis à l’Islam, elles disparurent des mémoires jusqu’à leur redécouverte au début du 20e siècle. Une bonne partie des manuscrits et des peintures fut pillée par des archéologues britanniques, français et allemands pour enrichir les collections de leurs musées respectifs. Plusieurs grottes se superposent sur trois, quatre ou cinq étages dans la falaise, 25 kilomètres de galeries en tout. Elles sont maintenant protégées. On y a trouvé plus de 50 000 manuscrits, 2 000 sculptures d’argile peintes représentant le panthéon bouddhiste et 45 000 mètres carrés de peintures murales. Quelques temples abritent de gigantesques bouddhas taillés à même la falaise, dont un bouddha géant de 35 mètres de hauteur dont les pèlerins pouvaient faire le tour, et deux autres bouddhas couchés dans des excavations d’une vingtaine de mètres de longueur pour environ sept mètres de largeur et de hauteur.

Dans la province du Gansu, durant son dernier siècle d’existence, la route de la soie passait par la Forteresse de Jiayuguan. « Fort de la vallée fertile », « Le plus grand fort sous le paradis de la Chine », la forteresse contrôlait la passe de Jiayu, la « Passe imprenable sous le ciel », large d’une trentaine de kilomètres entre deux chaînes de montagnes impraticables, seule voie entre la Chine et l’Asie centrale à l’extrémité ouest du corridor de Hexi. Un mur en pierre crue partait de chaque côté du fort pour fermer la passe. Dernier avant-poste de la civilisation avant le désert de Gobi pour la dynastie Ming, le fort complètement restauré comprenait deux enceintes de remparts de 10 mètres de hauteur en terre tassée renforcée de briques, dominées par trois tours successives de trois  étages. La Porte de l’Éveil accueillait les défenseurs et les dignitaires, la Porte des Soupirs plaignait ceux qui quittaient la civilisation pour administrer la nouvelle frontière en pays barbare. Au centre, depuis les remparts autour de la Porte de la Conciliation, les défenseurs surveillaient les caravanes qui arrivaient du désert.

L’extrémité ouest de la Grande muraille de Chine, prolongée au 16e siècle sous la dynastie Ming, aboutit non loin d la forteresse de Jiayuguan. Elle a été restaurée dans sa dernière portion.

Lanzhou enfin, la capitale du Gansu, sur le Fleuve jaune à l’entrée du corridor de Hexi, était un des trois points où se constituaient les caravanes avec la capitale de l’empire Chang’an plus à l’est, et Xining à l’ouest. Fondée il y a plus 2 000 ans sous la dynastie Han, surnommée « Douleur de la Chine » en raison des changements de lit du capricieux et vigoureux Fleuve jaune, elle fut un centre important du bouddhisme du 5e au 11e siècle.

Parcourir cette route mythique, c’est comme faire un grand saut dans l’histoire plurimillénaire de l’Empire du Milieu et tout à la fois ressentir la trépidation d’un nouvel empire en construction.