– Combien t’as fait hier ?

– 50.00 $

– (Étonnée) Hein ? Sur la rue ?

– Non, J’ai répondu à des questions.

– Des questions ? Où ça ?

– Dans une école. Y m’ont donné la parole.

– T’as pris la parole pis t’as pas été capable de dire un mot ! Quelles questions ?

– Des questions comme si j’étais bien dans ma peau à quarante en bas de zéro ?

– Pourquoi qu’y veulent savoir ça ? Ils sont mal intentionnés ?

– Non. Non. Y voulais juste savoir si j’aimais le grand air.

– Les autres questions, c’est quoi ?

– C’est quoi l’errance ?

– Qu’est-ce que t’as dit ?

– C’est la marche.

– Qu’est-ce qu’y ont dit ?

– Où allez-vous ?

– Qu’est-ce que t’as dit ?

– À ma place.

– (Sérieuse) C’est bon.

Extrait de Singapour Sling de Jeanne-Mance Delisle

Par une nuit de grisaille urbaine sur un toit d’immeuble, isolées dans l’immensité, deux artistes déchues de l’ancien Casa Loma de Rouyn se remémorent leurs beaux jours alors qu’elles tenaient l’affiche du réputé club. C’était avant que l’alcool et les désillusions ne les submergent complètement et qu’elles deviennent les itinérantes accomplies qu’elles sont aujourd’hui. 

Sans travail et diagnostiquée “autonomie de 24 heures” depuis belle lurette, les deux amies n’ont pas perdu leur humour pour autant et sont demeurées les joyeuses fantaisistes qu’elles étaient. Aussi nous transportent-elles, grâce à un mystérieux calepin, dans un exubérant coq à l’âne imaginaire tissé de souvenirs et de fantasmes qu’aucun détecteur de mensonges ne saurait démêler…

Avec menus détails et l’ironie éclatée qu’on lui connaît, Jeanne-Mance Delisle nous plonge, sans condescendance, dans le cirque tumultueux de l’errance : errance du troc et de la fricote, errance de l’ivresse et des faux-fuyants, mais d’abord et avant tout errance dans le rêve et l’illusion, deux denrées nécessaires à la survie en société. 

Texte fort et sujet tabou

Dans Singapour Sling, on assiste à une relation haine-amour entre les deux personnages. Ils ne peuvent ni vivre l’un sans l’autre, ni vivre l’un avec l’autre. C’est aussi une pièce qui touche au tabou, celui de la femme alcoolique. Sur scène, on assiste à la soirée de deux itinérantes, deux errantes habituées à l’hallucination. La pièce aborde la farce dans laquelle apparaît un fond de cruauté et surtout le constat d’une fuite continuelle en avant, l’impossibilité de ces deux femmes à se séparer et leur solitude en marge d’une société qu’elles ne peuvent accepter. 

D’après les créatrices, si la pièce avait été montée avec deux hommes, la troupe aurait sûrement fait salle comble. Car voir des femmes qui acceptent d’être laides, ça choque. Singapour Sling, c’est dérangeant ! En effet, Jeanne-Mance Delisle offre un texte dur, très extrapolant, allant d’un extrême à l’autre et qui mélange le réel et la folie.

La prouesse des comédiennes

Cette pièce se montre très exigeante dans sa forme et demande aux comédiennes un talent exceptionnel et une facilité dans l’expression de l’art du clown et de la farce. Le duo Pomerleau-Lortie offre un jeu puissant, sans relâche et l’instinct un peu sauvage avec lequel les interprètes s’envoient les répliques nous prend au jeu. Pendant 75 minutes, elles sont les deux folles complètement ivres de boisson, de folie, de quotidien, ces deux personnages perdus accomplissent un périple en spirale pour revenir, à la fin de la pièce, à leur point de départ.

Le point de vue de Jeanne-Mance Delisle

Bien que partageant un destin et un quotidien communs, quotidien pathétique s’il en est, nos deux errantes apparaissent fort différentes l’une de l’autre et réussissent, malgré tout, à préserver leur identité respective…

Elles sont deux anonymes. Elles n’ont pas de nom. Je peux ajouter que le personnage de Rachel est celui qui représente le pouvoir sur l’autre, le dominant. Alors que celui de Alice est celui du perdant, du clown, triste, toujours dupé.

Et pourtant c’est à elle qu’incombe le rôle de maintenir l’illusion. C’est très important pour elles deux mais elles ont, chacune, des gestes de révolte. Toutes les deux essaient de rompre le cercle, de sortir de l’imbroglio mental, intellectuel. Elles en sont incapables parce qu’elles ne sont pas volontaires pour ça.

Et pourtant, tout ne semble pas toujours si difficile et périlleux pour elles. 

Il ne faut jamais oublier qu’elles font partie du monde de l’ivresse et de l’ivrognerie. Elles en possèdent le langage hachuré, sans suite apparente, et la pensée dérapante. Elles choisissent le monde du jeu clownesque comique et tragique à la fois, Leur désespoir se voit dans les attitudes subtiles. 

Vous avez opté pour une fin ouverte.

Elles tournent en rond, tournent en rond, tournent en rond…L’errance n’arrive jamais nulle part.

Singapour Sling, cette pièce magnifiquement délirante sur l’itinérance a été créée en théâtre d’été à McWatters en 1989. Suite à l’obtention d’une subvention d’aide à la création, le duo Lortie-Ponerleau engage l’auteure Jeanne-Mance Delisle pour l’écriture d’un texte conçu sur mesure pour les comédiennes. Joué vingt-sept fois à McWatters devant un public de trente personnes en moyenne par représentation durant l’été 1989, le texte était d’une envergure telle et d’une si grande originalité qu’il méritait d’être retravaillé et remonté avec un metteur en scène. Il sera donc repris au Cabaret de la Dernière Chance en 1991 puis au Festival Marly le Roy et au Théâtre municipal de Mamers (France,1993).

Équipe de conception

Première représentation : 1991

Lieu : Cabaret de la dernière chance 

Auteur : Jeanne-Mance Delisle

Production : Les Zybrides

Direction de production : Raymonde Gauthier

Assistance à la production : Lise Pichette

Mise en scène : Frédérique Collin

Décors et costumes : Bertrand Gagnon

Conception éclairages et régie : Marc Buteau 

Stagiaire assistant metteur en scène : Michel St-Denis

Équipe de conception

Affiche : Norbert Lemire

Assistance à la mise en place des décors : François Bordeleau 

Bande sonore : Michel Lord

Commandite : Thérèse Tessier

Conception de la publicité Télé : Michel St-Denis, Jean-Paul Duchesne

Distribution du matériel promotionnel : Hélène Gilbert 

Graphisme : Nicole Perron 

Photographie de plateau : Benoît Labrosse

Rédaction du programme et relations de presse : Renée Nolet

Texte de la chanson Singapour Sling : Jacques Tessier

Interprétation

Rachel Lortie

Alice Pomerleau