Cette pièce a surgi d’un vacarme intérieur. Après bien des heurts et des recommencements, elle abouti à une incarnation libératrice. C’est une pièce qui trouble et qui dévaste tout autant qu’une tempête inattendue. (C’est beau une bourrasque, avec trois hirondelles qui ne comprennent pas la tourmente mais qui la subissent avec leur belle force instinctive !)

Jeanne-Mance Delisle, préface de la pièce Un oiseau vivant dans la gueule

En 1987, le théâtre de Coppe présente la pièce Un oiseau vivant dans la gueule de Jeanne-Mance Delisle, qui sera présenté à Rouyn-Noranda puis en tournée régionale. Jouée au Festival de théâtre des Amériques au printemps 1988 (ce qui lui vaut le Prix du Gouverneur général dans la catégorie théâtre), elle est ensuite reprise à l’hiver 1990 dans une nouvelle mise en scène et une nouvelle distribution au Quat-sous à Montréal. La pièce est par la suite traduite en anglais par Yves Saint-Pierre sous le titre A Live Bird in Its Jaws [Nuage Éditions – 1992] et jouée non seulement à Toronto en 1991 mais aussi en Écosse.

Xavier, homme charmant et excessif, dans la trentaine, vit en concubinage avec son amante Hélène, écrivaine tourmentée, lucide, mais jalouse, un peu plus vieille que lui. Il est attiré par les femmes, par les hommes, mais également par son frère jumeau, Adrien. Ce dernier, si semblable et différent à la fois, d’un caractère rude, sauvage et dominateur, vient leur rendre visite afin de partir quelques jours à la chasse avec son frère. Dans ce huis clos trône l’éternel triangle amoureux…

Le but d’Hélène est d’écrire une pièce dans laquelle Xavier et Adrien tiendront les rôles principaux. Au bout de sa plume, deux hommes, deux coqs, s’affrontent jusqu’à l’extrême. Il s’agit d’une passion incestueuse entre des jumeaux, qui s’aiment et se battent, qui s’aiment et se tuent, mais le caractère incestueux, thématique centrale de l’oeuvre de l’auteure, n’est pas scandaleux comme il l’était dans Un reel ben beau, ben triste. Il n’est jamais subi et presque sublimé.

Un oiseau vivant dans la gueule dépeint une histoire d’amour violente, une histoire d’amour-répulsion, une histoire qui se dissout dans le sang avec la mort des deux frères qui s’entretuent devant leur maîtresse.

Le laid et le beau

L’auteure pousse à l’extrême la psychologie complexe de ses personnages que la bisexualité trouble, soude et trahit quelque part entre le cœur et la raison, chacun héros de perdition aux mains des deux autres. Un texte d’une sensualité et d’une force d’évocation terrifiantes. Les grandes passions amoureuses donnent les grandes tragédies. C’est ce qui fait la force de Jeanne-Mance Delisle, et sa rareté d’écriture rend sa pièce d’autant plus capitale à voir. […] Et la performance la plus étonnante est à mon avis celle de Roy Dupuis qui tient là un rôle révélant enfin sa pleine mesure. Le torse bombé, la voix tendue comme un arc, le regard ensorcelé, il apporte au personnage amoral d’Adrien juste ce qu’il faut de beauté maléfique.

Gilles G.Lamontagne, La Presse, 20 janvier 1990

Roy Dupuis, dans une entrevue donnée à Sonia Cotten au Petit Théâtre du Vieux Noranda, revient d’ailleurs sur ses souvenirs liés à l’interprétation du rôle d’Adrien à Montréal en 1990 :

« J’étais à mes débuts, c’était peut être la troisième pièce que je faisais professionnellement en sortant de l’école nationale. […] Je pense que c’est encore le théâtre le plus intime, le plus viscéral, le plus en dessous de la peau, quelque chose de très dérangeant. C’est comme si on allait fouiller dans ce que normalement on ne met pas sur un stage. […] Le texte en lui même était dérangeant à dire. […] C’est une tension malaisante, c’est une tension intime qui va plus loin que juste le geste. C’est toujours laid et beau à la fois. »

Le processus d’écriture de Jeanne-Mance Delisle

« Je m’inspire de faits vécus mais j’essaie, par une interprétation écrite, de créer par le mythe une dramaturgie de la vie intérieure de mes personnages qui révèle la vérité de certaines perceptions et dimensions de la réalité humaine. »

Jeanne-Mance Delisle

Ayant toujours comme point de départ une histoire vécue, Jeanne-Mance Delisle explique que lorsqu’elle s’est mise à écrire la pièce Un oiseau vivant dans la gueule, la première phrase lui est venue aisément, probablement en faisant la vaisselle, « il va neiger peut-être. » Si elle avait voulu transcrire cet événement en roman, jamais elle n’aurais eu cette phrase là. Elle commence à penser à ce fait, aux personnes qu’elle connait, à ce qu’elles vivent, et la scène lui vient tout de suite.

Cette pièce devrait être jouée comme une résurrection flamboyante du mythe. Il ne sera pas sans risque pour les comédiens d’aborder cette histoire relativement simple en son propos mais complexe dans sa définition car elle suscite plusieurs approches au cours de son développement. C’est une pièce qui ne saurait surtout pas se satisfaire d’une interprétation au premier degré. Elle permet, autant qu’elle appelle, la transmission et la métaphore.

Sources

Marie-Claude Leclercq, “Jeanne-Mance Delisle ou l’écriture décentrée”, dans Du théâtre en Abitibi-Témiscamingue? Du théâtre en Abitibi-Témiscamingue, Cahiers du département d’histoire et de géographie du Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue, 1990, p. 131.

Cahier dramaturgique et pédagogique du Coeur Sacré de Jeanne-Mance.

Entrevue de Roy Dupuis, menée par Sonia Cotten, Petit Théâtre du Vieux Noranda, 2019.

Burgoyne, L. (1990). Compte rendu de [« Un oiseau vivant dans la gueule »]. Jeu, (54), 135–136. 

http://roydupuis-partners.over-blog.com/article-un-oiseau-vivant-dans-la-gueule-1990-40212582.html

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/299/un-oiseau-vivant-dans-la-gueule#lire+