« Une oasis culturelle dans un désert minier »
Alice Pomerleau
L’aventure “Théâtre de Coppe” prend fin avec la pièce Un oiseau vivant dans la gueule de Jeanne-Mance Delisle, présentée au Festival de théâtre des Amériques en juin 1987. Le départ de certains membres rendait la troupe trop instable et ne permettait pas d’assurer une permanence des productions.
Les Zybrides, prolongement du Théâtre de Coppe
En 1988, le goût de la création théâtrale ressurgit et cinq comédiennes donnent naissance à la troupe de théâtre Les Zybrides le 7 avril 1988. Barbara Poirier, Lise Pichette et Rachel Lortie trois anciennes du Théâtre de Coppe trouvent en Anne-Marie Perron et Nicole Perron de Productions Parallèle 48, les partenaires idéales pour fonder une nouvelle troupe. Les Zybrides continuent de créer et de se produire au Cabaret de la Dernière Chance qui reste la demeure de soirées théâtrales et festives.
Les Zybrides, dans la continuité du Théâtre de Coppe, se veulent d’abord et avant tout un groupe de création, privilégiant les textes d’auteur·es de la région. La troupe est profondément enracinée dans la réalité de l’Abitibi-Témiscamingue et contribue à sa vitalité culturelle. Curieux·ses de mêler plusieurs disciplines, les Zybrides s’amusent à définir leurs productions en “comédies, satyro-comédies, comédies musicales, burlesque à contenu, tragédies, théâtre d’intervention”. Le nom Les Zybrides apparaît alors comme une évidence.
“Les gens sont parfois désarçonnés devant nos productions parce qu’ils ne savent jamais à quoi s’attendre.”
Lise Pichette
Formé·es sur le tas, les comédien·nes de la troupe Les Zybrides ont en commun la fascination du théâtre et du spectacle. Iels veulent faire ressortir tout le potentiel et la richesse de leur milieu et révéler la pluralité des arts qui existe en région. Dans un désir de perfectionnement et de formation continue, iels s’associent, lors de chaque création, avec un·e professionnel·le (metteur·e en scène, scénographe, musicien·ne, etc.), pour en apprendre davantage sur le métier et augmenter leur palette de compétences. Par exemple, lors de leur création Les Zombres de la Zone Z, iels travaillent avec Guy Laramé qui leur donne des ateliers rythmiques avec des tuyaux, qui servent dans le spectacle.
Le besoin de faire venir des professionnel·les de l’extérieur reflète leur désir de perfectionnement mais est symptomatique du manque d’artistes compétent·es en région, manque que la troupe ne se cache pas de reconnaître.
“Le rêve qu’on aurait c’est d’avoir une équipe de création stabilisée et constante (techniciens, cameramen, acteurs, sculpteurs, peintres, etc.), un groupe qui se projette les uns les autres toutes sortes d’œuvres interdisciplinaires.”
Alice Pomerleau
“Brasser la bouette dans le fond du lac”
Axé sur la création, le théâtre des Zybrides est marqué par une thématique sociale très forte. Que ce soit sur le ton du drame ou de la comédie, le théâtre des Zybrides explore des problématiques, véhicule des valeurs, porte des révoltes et suscite la réflexion.
“Nos sujets sont montés comme des déclencheurs mais le spectacle en entier devient un déclencheur. Il y a des gens qu’on choque, il y a des gens qu’on touche […]. On ne fait pas un théâtre de divertissement, on fait un théâtre qui déclenche.”
Lise Pichette
Les Zybrides aiment traiter de sujets de société, de la vie de tous les jours dans lesquels le public peut se reconnaître. Leurs créations sont souvent le reflet sublime et sincère de la réalité mais dans ses côtés les plus durs, sombres et mauvais. Les textes de Jeanne-Mance Delisle ne pouvaient s’inscrire que merveilleusement bien dans cette illustration des bas instincts de l’humanité.
“On a souvent montré l’ombre. On travaille plus souvent avec l’ombre qu’avec la lumière. Ce qui nous intéresse c’est ce qui n’est pas disable. C’est aussi ce qu’on se fait dire. Et il y a encore plein de choses qu’on n’a pas dites.”
Alice Pomerleau
Dans Singapour Sling par exemple, on assiste à une relation haine-amour entre les deux personnages. Ils ne peuvent ni vivre l’un sans l’autre, ni vivre l’un avec l’autre. C’est aussi une pièce qui touche au tabou, celui de la femme alcoolique. D’après les créatrices, si la pièce avait été montée avec deux hommes, la troupe aurait sûrement fait salle comble. Car voir des femmes qui acceptent d’être laides, ça choque.
Fondamentalement féministe et majoritairement fait par des femmes, le théâtre des Zybrides met en lumière leurs luttes. Elles reconnaissent avoir parfois du mal à intéresser les hommes à leurs préoccupations féminines mais restent attachées à parler de ce qu’elles vivent au quotidien.
Toujours avec une certaine gravité et un aspect critique aiguisé, Les Zybrides se frottent également à des thèmes plus historiques et ancrés sur leur territoire. Dans Les Zombres de la Zone Z (1988), elles parlent de l’évolution de l’humanité et dans la comédie musicale Abitibi Boom (1990), c’est l’histoire de Rouyn-Noranda, des mines et en particulier l’épisode de la “grève des Fros” qui est au cœur de l’intrigue.
Enfin, on ne peut pas parler des Zybrides sans évoquer leur engagement écologique. Dans la lignée du Théâtre de Coppe et de son Requiem pour le Lac Osisko (1985) ou de la Grande Cadence (1984), les Zybrides ont clamé haut et fort la nécessité d’ouvrir les yeux sur les problèmes de pollution.
Malgré des sujets tout sauf légers, le tour de force de la troupe est sans doute de réussir à rendre cela théâtral, drôle et divertissant tout en faisant passer des messages. Les Zybrides ont une façon de faire du théâtre énergique, passionnée, mais aussi un peu “échevelée”.
“Ça rit beaucoup dans nos spectacles et quand on est dans des sujets où le public se sent concerné, ça mord à l’hameçon.”
Lise Pichette
Le théâtre forum
En 1989, Les Zybrides obtiennent une subvention de 12 500$ pour promouvoir une formule de théâtre nouvelle en région : le Théâtre Forum. Inventé par le Brésilien Augusto Boal, le théâtre de l’opprimé ou théâtre-forum, est né de la difficulté d’expression au Brésil.
« Fait par le peuple et pour le peuple », le théâtre-forum devient, pour les Zybrides, une façon originale et directe de rejoindre les spectateur·rices, de faire passer des messages tout en divertissant le public. Les spectateur·rices ne sont plus passif·ves, iels deviennent l’élément actif qui font évoluer la situation. C’est un jeu théâtral interactif entre les comédien·nes et le public.
La compagnie Les Zybrides en a produit une quinzaine sur des thèmes variés (pornographie, toxicomanie, imlication des femmes en politique, partenariat dans l’entreprise agricole, autonomie des étudiants, etc.) pour différents organismes et institutions (CLSC, Cégep, Centre hospitalier, syndicat, Centre des femmes, etc.).
Particulièrement applaudie par les institutions et les entreprises, la formule de théâtre-forum génère une activité créatrice constante chez Les Zybrides. Elle leur permet aussi de financer leurs activités puisque les grosses créations sont difficilement rentables et il fallait trouver une manière de subvenir aux besoins de la troupe.
Fin de l’aventure au Cabaret de la Dernière Chance
“Ça a été une de nos aventures les plus fantastiques.”
Lise Pichette
En 1994, la troupe des Zybrides quitte le Cabaret de la Dernière Chance après y avoir fait plusieurs centaines de représentations. Si l’idée de départ est bonne et si des projets originaux, farfelus, sont nés au Cabaret, la gestion du bar-restaurant demande un investissement tellement important, qu’il empiète sur la partie théâtrale. Les membres s’essoufflent et peinent à maintenir une activité créative constante.
Deux ans plus tard, en 1996, la troupe loue un emplacement au Canadian Corps, et c’est le début d’une nouvelle aventure !
Les productions des Zybrides (1988 – 2001)
- 1988 : Les Zombres de la Zone Z, création collective
- 1990 : Abitibi Boom, création collective
- 1991 : Singapour Sling, de Jeanne-Mance Delisle
- 1993 : Les mémoires d’une fille facile, d’Alice Pomerleau
- 1994 : La gloire des filles à Magloire, d’André Ricard
- 1994 : Albert N., ni homme ni femme, de Georges Moore
- 1996 : Où sont passés les vrais dimanches ?, d’Alice Pomerleau
- 2000 : Le sang, l’amour et les clowns, création collective
- 2001 : Le souper du Roi, la grande réforme, de Jeanne-Mance Delisle
Sources
“Le théâtre de collège : de la théorie à l’étude d’un cas”, dans Du théâtre en Abitibi-Témiscamingue? Du théâtre en Abitibi-Témiscamingue, Cahiers du département d’histoire et de géographie du Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue, 1990.
Sébastien Tessier, “L’histoire du théâtre en Abitibi-Témiscamingue : de l’art en barre!”, dans A rayons ouverts, dossier Le Théâtre, n°89, printemps-été 2012, p. 13.
BAnQ Rouyn-Noranda, P265, fonds de la troupe de théâtre “Les Zybrides”.
Hélène Lessard, “Les Zybrides sont en pleine tournée à Ville-Marie et comme par le passé, les passionnés de théâtre les aiment toujours”, Le Témiscamien, 28 août 1996.
Augusto Boal, « Catégories du théâtre populaire », Travail Théâtral, 1972, p. 20.
“Le théâtre forum : oppresseurs et opprimés se rencontrent”, La Frontière, mardi 3 octobre 1989.
Entrevue avec Lise Pichette et Alice Pomerleau, dans Les Choix de Sophie, 1999.
Entrevue avec Rachel Lortie, Alice Pomerleau, Barbara Poirier, Nicole Perron, Anne-Marie Perron, Petit Théâtre du Vieux Noranda, 2018.
Crédits photo
BAnQ Rouyn-Noranda (P227), fonds de François Ruph
BAnQ Rouyn-Noranda, (P265), fonds de la troupe de théâtre “Les Zybrides”